Soudan : après l'accord du 4 août, la révolution continue
Mona Basha
2/10/2020
Soudan : après l'accord du 4 août, la révolution continue
Mona Basha
2/10/2020
Le 11 avril 2019, des manifestations de masse et des grèves générales ont enfin réussi à faire tomber le régime dictatorial d'el-Béchir au pouvoir depuis trente ans. S'en est suivi une épreuve de force de quatre mois entre les militaires et les Forces pour la liberté et le changement (FLC).
Le 7 août, un accord a été conclu entre les FLC et une partie des militaires réunis dans le Conseil militaire de transition (CMT) : il y aura un gouvernement de transition et des élections après trois ans. Une partie importante des FLC, dont les syndicats et le Parti communiste soudanais, appellent à continuer la lutte.
« Plutôt mourir que crever sous ce régime militaire. Nous exigeons un gouvernement civil ! » : ces mots d'ordre sont répétés depuis huit mois par des millions de Soudanais dans les rues et sur les places. Deux riches États pétroliers ont injecté 3,5 milliards de dollars dans le régime soudanais pour le sauver de la chute, mais la résistance populaire a fait en sorte que l'économie soit paralysée. Le régime militaire a dû accepter de discuter. Entre autres par la médiation de l'Union africaine (UA), du Premier ministre d'Éthiopie Abiy Ahmed et de diplomates des États-Unis et du Royaume-Uni, des négociations ont abouti à un partage du pouvoir. Le 4 août, le conseil militaire de transition (CMT) et les Forces pour la liberté et le changement (FLC) ont signé un accord. Celui-ci comprend des conquêtes très importantes, comme l'égalité de tous les citoyens, la liberté d'expression, d'association, de l'information et la liberté de mouvement. La grande question reste : qui, durant la période de transition jusqu'aux élections dans trois ans, va contrôler l'application effective de ces droits ? Et qui dominera la nouvelle assemblée législative ? Les deux premières années, c'est un conseil présidentiel de onze membres – cinq militaires du CMT, cinq membres des FLC et un président civil mais ancien militaire – qui prendra toutes les décisions.
Le Parti communiste soudanais (PCS), le Front révolutionnaire soudanais (FRC) qui regroupe tous les mouvements de résistance armée et une partie des FLC ont rejeté cet accord et ont appelé à poursuivre la lutte. Pour eux, deux revendications essentielles de la révolution soudanaise ne sont pas reprises : il n'y a pas de transfert inconditionnel du pouvoir à un gouvernement de transition civil, et il n'est pas question d'un désarmement des milices ni de sanctionner les anciens et actuels dirigeants militaires responsables des tueries de masse. Dans les faits, l'accord légalise les militaires putschistes. Pour le PCS, il n'y a pas non plus la moindre garantie d'un processus de paix. « Les dépenses pour l'armée et les services de sécurité de l'État s'élèvent à au moins 76 % du budget national. Sans un remaniement fondamental de ce budget de l'État, il ne peut être question de relance économique ou de justice sociale », déclare le PCS. Il dénonce aussi le fait que le CMT continue à conclure des accords internationaux et accepte le soutien militaire et financier de gouvernements et sociétés étrangers qui s'immiscent dans les affaires intérieures. Le PSC continue néanmoins à faire partie des FLC : il ne veut pas briser l'unité du mouvement de lutte, mais conserve la liberté d'organiser et de mobiliser.
Le CMT, serviteur zélé de la troïka arabe
Jusqu'au 3 juin 2019, le CMT a dissimulé ses véritables intentions derrière une façade démocratique, mais après une visite des généraux à la troïka Egypte, Arabie saoudite et Émirats arabes unis, le CMT a fait ouvrir le feu sur un sit-in devant le quartier-général de l'armée : au moins une centaine de personnes ont été tuées et des dizaines de femmes ont été violées. Le régime militaire avait espéré un scénario comme au Bahreïn et en Égypte : une paralysie du soulèvement populaire pour la démocratie par la peur et la division. Mais à peine quelques jours après la tuerie, les manifestations et blocages des rues ont repris malgré les arrestations et les assassinats par des tireurs d'élite. La « Marche des millions » du 30 juin a montré de manière incontestable que la révolution soudanaise était inébranlable. « Nous sommes Africains et parlons l'arabe », ont scandé les masses. Elle voulaient marquer par là une ligne très claire entre le Soudan – qui, en arabe, signifie d'ailleurs « pays des Noirs » – et les riches États pétroliers arabes, qui veulent coloniser le Soudan.
Même après la scission, le Soudan reste un pays riche
Avec la scission du pays en 2011 (par laquelle le nouvel État du Sud-Soudan a été créé après des années de guerre), le Soudan a perdu 75 % de ses champs de pétrole et par là la plus grande source de ses revenus de l'exportation. Le Soudan reste pourtant un pays extrêmement riche. De grands territoires agricoles ont été loués pour des cacahouètes principalement à l'Arabie saoudite qui elle-même dispose de peu de production alimentaire. Le régime d'el-Béchir a par ailleurs décidé de faire exploiter les mines d'or par des entreprises des Émirats arabes unis, de Russie et de France, entre autres. L'exportation d'or fournit 40 % des revenus de l'exportation, mais deux tiers du volume total de l'or disparaîtraient via des routes de contrebande vers le Tchad et la Libye ou tout simplement par des avions privés vers le plus grand marché de l'or à Dubaï (Émirats arabes unis). Pour endiguer cette hémorragie massive de devises, la Banque centrale a acheté des masses d'or au-dessus du prix du marché et a fait tourner la planche à billets pour financer cette opération. Conséquence : une inflation faramineuse, qui a fait exploser le prix du pain et du carburant. Ce sont ces augmentations qui ont déclenché le soulèvement populaire en décembre 2018.
Hemedti, le numéro deux du CMT et un deuxième el-Béchir
Cette affaire d'or explique aussi la position de force du numéro deux du régime militaire, le général Hemedti. Il était le chef des milices paramilitaires Janjawid, responsables des atrocités au Darfour, et el-Béchir l'a nommé à la tête des Forces de soutien rapide (FSR), une milice également utilisée contre le soulèvement populaire. Avec cette milice, Hemedti contrôlait les mines d'or et les flux migratoires venant d'Afrique, ce pourquoi il reçu de l'argent de l'Union européenne. Hemedti est aussi l'homme qui a envoyé plus de 7 000 mercenaires de ses FSR au front au Yémen et a fourni 3 000 soldats à l'armée du général Khalifa Haftar en Libye. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sponsorisent ces opérations. Il ne faut pas être économiste pour comprendre que de telles opérations ont précipité le pays dans un gouffre économique. L'inflation continue à galoper, les dettes extérieures explosent et le Soudan menace d'être exclu du système monétaire international. Les 200 millions de dollars mensuels par lesquels les deux riches États pétroliers du Golfe patronnent le militaire régime ne pèsent pas assez lourd dans la balance pour inverser la marée. Avec la contrebande, la corruption, le contrôle de la Banque centrale et les revenus de l'armée de mercenaires, Hemedti est l'araignée dans la toile. Mais les bailleurs de fonds commencent à réaliser la situation.
Entre-temps, les États-Unis et le Royaume-Uni observent au balcon et jouent hypocritement le rôle de grands défenseurs du rétablissement de la démocratie.
Le peuple soudanais continue la lutte
Les FFC sont bel et bien divisées sur l'accord, mais la résistance populaire reste active. La rue continue à exiger un gouvernement civil et la sanction des criminels militaires. Le PCS soutient ces revendications en paroles et en actes. Dans la plupart des quartiers, des comités de lutte sont créés pour organiser la résistance. Des jeunes rassemblent des pneus de voiture, des médecins et infirmiers mettent sur pied des dispensaires, des femmes organisent des soupes populaires... La plupart des Soudanais disent : nous ne serrerons jamais les mains des militaires entachées du sang de nos enfants, de nos frères et de nos sœurs. Le slogan reste : la révolution continue. Avec l'accord, la carte de la répression dure a été jouée sans succès, mais un chat poussé un coin peut parfois avoir des réactions imprévisibles...